EUREKALisandro ALONSO – Argentine 2023 2h27 VOSTF – avec Viggo Mortensen, Chiara Mastroianni, Alaina Clifford, Sadie Lapointe…
Scénario de Lisandro Alonso, Fabian Casas et Martin Camaño.
La séance du lundi 11 mars à 19h20 organisée en partenariat avec l’association Contraluz sera suivie d’une rencontre avec James Cohen, professeur au département du monde anglophone et enseignant à l’institut des hautes études de l’Amérique Latine de l’Université Paris 3.
Il a suffi d’un film – La Libertad – au réalisateur Lisandro Alonso pour s’imposer comme l’un des chefs de file du « Nuevo Cine Argentino », une génération de cinéastes qui, au tournant des années 2000, impose un regard, une exigence, une croyance dans le cinéma comme véritable espace de liberté plastique et philosophique. Alignement heureux des planètes, dans le même temps, en Europe le catalan Albert Serra et en Asie le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul plongent dans ce nouveau courant qui décide de questionner de façon quasi métaphysique notre condition humaine, utilisant l’environnement et le temps comme des vecteurs de réflexions existentielles.
Constitué de trois parties, Eureka nous embarque dans un voyage onirique qui s’ouvre dans les années 1870 sur un western en noir et blanc, au cœur d’une petite ville à la frontière mexicaine où les habitants dorment dans les rues, se saoulent et flinguent à tout-va. Chiara Mastroianni y campe une shérif et Viggo Mortensen un cowboy solitaire à la recherche de sa fille. Ce premier acte évoque par sa forme la violence de la conquête de l’Ouest (le réalisateur dit s’être directement inspiré des descriptions sauvages de l’écrivain Cormac McCarthy dans son livre Méridien de sang) en même temps qu’il suggère une critique sur l’utilisation du cinéma (ici le western) comme moyen de transmettre une certaine Histoire américaine dont les peuples indiens sont les grands absents. On comprend alors que pour le cinéaste, l’affaiblissement – voire la disparition – d’une grande partie de la culture indienne trouve son origine dans les efforts conjoints de ces violences : celles de la réalité et celles de la fiction.
Traversant les époques et les frontières, la seconde partie du film nous transporte de nos jours à Pine Ridge, une réserve indienne du Dakota du Sud. Dans un style semi-documentaire, on y suit Alaina, une véritable officier de police d’origine sioux patrouillant seule la nuit sur les routes enneigées de la réserve. Alaina est fatiguée de faire régner « l’ordre » au sein d’une population dépressive, pauvre, ravagée par l’alcool, les violences familiales et le vice du jeu. Car ce peuple, c’est le sien. Sa nièce, Sadie, attend son retour pendant une longue nuit, en vain… En quête de ses origines, elle décide alors, avec l’aide de son grand-père chaman, de quitter ce monde et de s’envoler dans le temps et l’espace vers l’Amérique du Sud. Sadie ne regardera plus de westerns en noir et blanc, qui ne la représentent pas.
Dans une troisième partie prenant la forme d’un conte, la caméra s’immisce alors au cœur d’une tribu d’hommes et de femmes animistes, communiquant par songes dans la chaleur équatoriale d’une jungle brésilienne, avant que la soif de richesse des orpailleurs ne vienne troubler ces méditations, nous rappelant cette autre sombre réalité de l’Histoire indienne.
En 2014, Lisandro Alonso semblait avoir atteint l’acmé de son art avec Jauja, un western patagonien qui invoquait autant le cinéma de Raul Ruiz que le Dead Man de Jarmusch. Pourtant, à la vision d’Eureka, qui explore la condition des Indiens d’Amérique (du Nord et du Sud) entièrement bouleversée par l’Histoire coloniale, on réalise à quel point le cinéaste argentin est encore capable de se réinventer tout en préservant son style poétique et sa singularité. Maîtrisant à la perfection ses cadrages et rallongeant volontairement la durée de certains de ses plans, Alonso semble vouloir nous inviter à transcender notre langage et notre rapport au monde. Dans le dossier de présentation du film, on trouve une phrase du cinéaste qui évoque assez bien l’atmosphère de cet œuvre aux contours chamaniques : « Les oiseaux ne parlent pas aux humains, mais si seulement nous pouvions les comprendre, ils auraient sans doute quelques vérités à nous transmettre. »